
"Quartier lointain", du manga au cinéma
Cet émouvant film est l'adaptation du manga culte de Taniguchi.
De g. à dr. : Le manga "Quartier lointain", de Jiro Taniguchi ; Léo Legrand et Laura Martin incarnent le héros redevenu ado et son premier amour dans "Quartier lointain" de Sam Garbarski. © Patrick MullerQui n'a rêvé de revivre en vrai ses 14 ans ? De retrouver ses parents vivants et son premier amour intimidant ? De retourner, lesté de son bagage d'adulte, vers cet endroit de la route où tout était encore possible et modifiable ? Car le voyageur du temps veut toujours tout changer. Début novembre, l'homme qui voulait vivre sa vie (Romain Duris) fuyait dans l'espace en quête d'une autre existence. Voici Quartier lointain, où un homme fuit dans le temps, dans ce "quartier lointain" de son enfance.
La BD japonaise de Jirô Taniguchi*, icône du manga "romanesque", avait triomphé en France en 2007 : 200.000 exemplaires vendus. L'adaptation avec de vrais acteurs mériterait le même triomphe tant le cinéaste Sam Garbarski a su rendre l'atmosphère de réalisme magique qui faisait le charme et le mystère de l'original.
Prisonnier d'une âme d'adulteUn dessinateur de 50 ans s'endort dans un train qu'il croit être le sien. Réveillé par le contrôleur, il apprend qu'il s'est trompé de destination et descend à la première gare, qui se trouve être la ville de son enfance. À Paris, sa famille l'attend, mais il commence à déambuler, l'air absent, traînant sa valise comme on traîne un passé trop lourd. Dans le cimetière où est enterrée sa mère, morte de chagrin, il repense à son père, disparu peu après ses 14 ans. Moment de vertige. Évanouissement. Il revient à lui dans un corps d'ado, mais avec son âme d'adulte.
Le voilà en 1967, il revoit son père qui n'a pas encore déserté le foyer. Mais comment, sans se démasquer, empêcher l'inéluctable ? Comment regarder les siens sans se trahir ? Garbarski restitue formidablement cette position de l'ado qui en sait trop, prisonnier d'une âme d'adulte. "Si on peut revenir vers le passé, on ne peut rien changer, nous confie Taniguchi. J'ai raconté ce retour dans le temps pour parler en réalité du présent : tout ce qu'on fait aujourd'hui est écrit, gravé dans le marbre, voilà pourquoi il faut bien réfléchir avant de prendre une décision."
Éléments autobiographiquesA priori, Taniguchi et Garbarski ont peu de points communs. Mais si le premier a truffé son récit d'éléments autobiographiques - "Un premier amour à qui je n'ai pas su parler, un père que je n'ai pas vu pendant vingt ans" -, le second, âgé de 62 ans, a su s'en emparer : "Un ami scénariste m'avait offert la BD en me disant : tu auras envie de l'adapter. J'ai chez moi tout un mur de photos où j'ai 16 ans. Le père, dans mon film [Jonathan Zaccaï, NDLR], porte le polo et la montre de mon père, à qui j'aurais aimé poser tant de questions." Garbarski a transposé l'histoire à Nantua : "Taniguchi, quand il est venu sur le tournage, a eu l'impression de connaître l'endroit." Pour l'homme de 50 ans, il a choisi Pascal Greggory : "En le voyant sur scène dans "Ordet", j'avais été frappé par sa démarche, et je lui ai demandé de la reprendre." Une allure somnambulique, fascinante.
Quartier lointain bénéficie aussi d'une formidable BO signée Air : "J'avais lu la BD en écoutant Air, se souvient Garbarski. Taniguchi lui-même a tous ses disques, Air aime beaucoup cet auteur et, avant chaque scène, je faisais écouter la musique du groupe aux acteurs et aux techniciens." Musique planante, qui donne au film cet air d'inquiétante étrangeté. Tout en émotion retenue, ce Quartier lointain a quelque chose de Modiano, l'auteur d'un certain Quartier perdu.
*Quartier lointain, l'intégrale, aux éditions Casterman. En salle le 24 novembre.