
Les secrets du studio japonais
La maison mère des films d'Hayao Miyazaki est un fort. Enchaînant les succès depuis sa création sans perdre son identité ni renoncer à ses exigences, elle a résisté à tout. Alors que l'âge d'or de l'animation japonaise semble définitivement terminé et que le cinéma local est en ruines, comment et pourquoi le studio Ghibli a su rester le dernier des géants.Les maîtresLancé pour la création de Nausicaä, la vallée du vent, premier long métrage d'auteur de Hayao Miyazaki, Ghibli nait de l'impulsion du maître et de son vieux complice Isao Takahata, qui signera également ses films sous l'égide du studio. Officialisé en 1985, il se consacre uniquement au long métrage, alors que la télévision règne sur l'animation, et que le public découvre massivement de nouvelles séries ou films, parfois plus matures, en vidéo, grâce aux OAV (série animées exclusivement réservées au marché vidéo). D'emblée, le ton est donné : que du haut de gamme, presque aucune production télévisuelle, très peu de vidéo, alors que tous les autres grands studios contemporains comme Mad House en passeront par là. Miyazaki est un ambitieux, seul le cinéma peut être à sa mesure. Sauf rares exceptions (Le Royaume des chats, Arrietty, Takahata, son fils Goro), il conserve la main mise totale sur son studio et tous les films seront réalisés par lui. De ce contrôle absolu (on le sait tyrannique) naîtra une maîtrise constante et pérenne de la qualité qui débouchera sur une longue série de chefs d'œuvre.
Une institution japonaiseLes succès du studio Ghibli sont immédiats. Le Château dans le ciel, Kiki la petite sorcière ou Mon voisin Totoro (dont la chanson sera une comptine de maternelle), tous deviennent instantanément des classiques. De grands films populaires trustant encore aujourd'hui le sommet du box office local. Très vite, le studio s'impose ainsi comme le fleuron de l'animation japonaise, encore méconnue en dehors de ses frontières jusqu'au début des années 90 - sauf par la télévision. Avec leur identité visuelle forte, cohérente et de puissants récits fédérateurs, les productions Ghibli s'installent durant les années 80 comme un concurrent sérieux au mastodonte de l'animation mondiale, Disney. Mais ce en restant alors confiné au marché japonais, où il devient une telle institution qu'un musée est créé à sa gloire, et que les goodies envahissent le marché, pas seulement local mais asiatique. Même lorsqu'en 1996 l'Américain obtient les droits d'exploitation du catalogue Ghibli à l'étranger (et alors viendra son rayonnement international), le studio conserve une indépendance totale sur ses productions.
Cinéma d'auteur populaireLa constance des productions Ghibli repose sur ses méthodes de travail méticuleuses et sa créativité. Une vision noble de l'animation, attachée à des récits pour la plupart originaux (moins chez Takahata et les dernières productions du studio recourant à l'adaptation). Ce cinéma d'auteur, sans compromis et rare à un tel degré dans un pays où le dessin animé est une industrie lourde, ne plonge pourtant jamais dans aucun élitisme. Il réunit l'immense popularité de Disney, mais en plus exigeant, homogène, singulier, poétique, sans se prostituer. Avec la ligne de conduite donnée par le maître, il maintient son cap, toujours pour raconter, dans un style visuel à mi-chemin entre Japon et Europe (chez Miyazaki surtout), des histoires refuges et universelles. Même si la plupart de ses héros sont jeunes, les productions Ghibli touchent à des thèmes intemporels, adultes, profonds, allant de l'altruisme, la famille, la guerre, l'imaginaire à notre rapport au temps et l'espace.
Résister pour durerEn négligeant la vague numérique initiée par Pixar pour rester fidèle à une technique plus artisanale et conforme à son identité, Ghibli va tenir une position inédite dans le monde actuel de l'animation populaire, sinon au sein d'un cinéma japonais exsangue et anéanti par la télévision. Ponyo sur la falaise (tout comme Arrietty), avec son sublime traitement en aquarelle, en est un vibrant exemple. Proposition visuelle radicale pour une œuvre de cette ampleur, le film est un geste fort, politique, par son parti pris esthétique sans compromis avec son époque. Si Miyazaki et John Lasseter sont les meilleurs amis du monde, et leurs travaux pas si différents, le premier se révèle par ses choix, son discours et sa vision de l'animation un auteur plus traditionaliste. Voire réactionnaire, repoussant généralement en bloc la modernité ou les dernières techniques à la mode : rejetant la 3D, il accepte du bout des lèvres que Ghibli collabore à un jeu vidéo, Ninokuni. Mais c'est que le vieil homme, rêvant de confier son trône à son fils Goro (Les Contes de Terremer), est d'un bois japonais ancien. De ceux ayant vu son pays s'enfoncer dans la vulgarité et le mercantilisme, pauvre en âme comme en amour et en cinéma.
Enjeux idéologiquesDinosaure ayant survécu à l'effondrement de son espèce, Miyazaki est de la trempe de ceux qui firent la gloire des studios, les Mizoguchi, Ozu ou Kurosawa. D'où son attachement à des valeurs moins anciennes que nobles, classiques et universelles ; son recours à des contes moraux et initiatiques vantant chez lui une cohésion sociale dont la générosité se serait perdue dans un Japon contemporain égoïste. Gap générationnel oblige, Miyazaki et plus largement Ghibli façonnent un cinéma observant son époque avec méfiance. Le passage par l'enfance, la campagne ou la nature via un discours plus animiste qu'écologique ; les technologies toujours rétro-futuristes ou bio-mécaniques sont autant d'éléments faisant appel à un passé servant de socle à la fois onirique, réaliste, nostalgique et commun. Jusque dans le traitement graphique et les influences, son univers esthétique donne l'image d'un monde où l'ancien prévaut sur la modernité. Pour que l'homme cohabite avec son environnement, la réalité avec la fiction, et rappeler ce qu'il y a de meilleur en nous. Comme souvent chez Takahata, le héros miyazakien est aussi généralement une femme. Sans doute la preuve que le plus traditionaliste des auteurs japonais est également un grand féministe.